dimanche 18 mai 2014

mémoire historique marseille: A bas les assurances sociales!



A bas les assurances sociales!
L’Ouvrier Communiste, n°11, Août 1930



Depuis plus d’un mois, la loi est en vigueur, et il n’est peut-être pas un seul des assujettis obligatoires, c’est-à-dire des prolétaires de la grande masse, qui n’ait, devant la retenue de salaires et la mise en carte, fait du moins l’expérience de la colère impuissante et du découragement.

Le capitalisme monopolisateur, qui est assez fort pour opérer en quelques mois un relèvement concerté de 10 à 25 % sur les prix des objets fabriqués, est aussi capable de briser toute résistance individuelle ou collective sur le terrain des revendications immédiates. Voilà ce que sentait obscurément chacun de nous en allant toucher sa paye écornée de quelques billets de cent sous. Mais en même temps que l’amère dérision de payer au capitalisme un impôt en vue des 1 200 francs de rente annuelle, ou des 1 000 francs de frais d’enterrement qu’il nous promet pour dans trente années, nous savourions cette certitude vengeresse, à savoir que le capitalisme est condamné, qu’il le sait, que c’est lui qui prélève aujourd’hui sur nous sa rente d’invalidité et ses frais d’enterrement et que dans trente ans ceux d’entre nous qui ne seront pas morts seront les habitants d’un monde libre. C’est parce que la bourgeoisie se sent menacée par un immense danger qu’elle forme en face de nous, avec son État, avec sa bureaucratie, avec ses intellectuels, ses petits-bourgeois, ses couches rurales, avec toutes les classes et tous les corps organisés, cette immense ligue en face de laquelle les prolétaires sont seuls. Elle sait, la bourgeoisie française, que la vague de crise, de chômage et de faillite, la frappera demain d’autant plus brutalement qu’elle l’a plus complètement épargnée jusqu’à présent, elle sait qu’elle aura demain sur les bras des millions et des millions de chômeurs qu’elle ne pourra ni faire vivre, ni massacrer comme on fait en Australie avec les invasions de lapins. Elle organise donc par avance la rationalisation de la misère ; elle ménage les transitions, elle commence à affamer à petites doses ceux qui travaillent, elle augmente sa marge de profit pour pouvoir maintenir sous sa coupe l’aristocratie prolétarienne grâce à de menus avantage, pour pouvoir transformer les chômeurs en policiers ou en gardes mobiles, ou les intégrer dans les rangs du fascisme et les ranger, armés jusqu’aux dents en face de leurs anciens frères de travail et de lutte. Comme la destruction physique d’une partie du prolétariat est la condition même de la prolongation de sa propre existence, le capitalisme français, suivant l’exemple de l’Angleterre, organise d’avance pour les sans travail ce régime d’existence végétative qui n’est ni la vie, ni la mort, mais une sorte d’inanition progressive, qui force à rester couché, qui rend tout effort impossible et qui, finalement, permet sinon l’extinction du chômage, du moins la diminution progressive des secours et celle du nombre de vivants à secourir, cependant que de nouvelles couches ouvrières sont précipitées sur la pente mortelle.
L’actuelle politique des assurances sociales et de la fascisation de l’État - d’ailleurs parallèle à une politique de militarisme et de préparation d’une nouvelle guerre mondiale - est le fait d’une bourgeoisie qui sent sa force dans sa parfaite cohésion intérieure, dans sa domination sur le mouvement ouvrier et dans les avantages temporaires qu’elle conserve sur le terrain international, et qui en profite pour tirer tous les avantages de la situation, en faisant payer par la vie chère, par un impôt d’un poids inouï, par l’aggravation des conditions de travail et la diminution des salaires de la classe ouvrière, les frais mêmes de la préparation bourgeoise à la guerre civile et à la guerre internationale qui en est une variante, ainsi que les frais de l’acclimatation du prolétariat à la misère.
* * *
Devant ce plan d’ensemble de la bourgeoisie, dont les assurances sociales ne sont qu’une partie, mais une partie des plus caractéristiques, quelle est la position des organisations qui se réclament du prolétariat ? Comme il fallait s’y attendre, la loi fasciste rencontre dans son principe l’entier assentiment du socialisme d’État et du syndicalisme d’État[1]. Dans l’interminable comédie parlementaire qui a précédé le vote de la loi, masquant l’offensive concertée de la bourgeoisie contre les salaires par la vie chère, le rôle de l’avocat du diable a été tenu par François Coty et son Ami du Peuple, mais les intérêts généraux de la bourgeoisie ont été développés par Jouhaux et par Blum, par la C.G.T. et par le Parti Socialiste, qui ne sont pas, théoriquement et pratiquement, le pôle le moins important du fascisme. La bureaucratie syndicaliste de toute nuance et l’aristocratie ouvrière, dont elle exprime les tendances égoïstes, n’ont pas manqué de se réjouir du supplément d’importance accordé au mouvement syndical par l’institution de caisses syndicales de versement. Le syndicat devenu policier et agent du fisc … Quel idéal ! Malheureusement il a fallu déchanter dans la perspective d’attacher au syndicat l’ensemble des assujettis obligatoires. Ceux-ci voient leurs versements retenus par la caisse patronale, et échappent à l’emprise du syndicalisme universel, cher aux vieilles badernes Anarcho-réformistes et Popistes, qui règnent sur la minorité Unitaire. Aussi l’avis du Cri du Peuple est-il que la nouvelle loi, "conquête ouvrière arrachée à la réaction" (André Juin dixit), est encore entachée de certaines imperfections à corriger par la suite. Elle est bonne, mais elle pourrait être meilleure ! [2]
  • Elle est mauvaise, mais elle pourrait être bonne ! répondent les bolcheviks de l’Humanité. Et tandis que la colère des ouvriers du Nord se déchaîne devant les tromperies du parlementarisme, devant l’hypocrisie légale et les dérisions du paternalisme d’État, Thorez va haranguer les manifestants de Saint Quentin, les engageant à combattre pour de véritables assurances sociales ! "De véritables assurances sociales, pour un bolchevik, cela veut dire des assurances sociales comme celles qui existent en Russie". Mais si les assurances sociales du type russe peuvent faire partie du programme de revendications immédiates dans un pays capitaliste, cela veut sans doute dire qu’elles font, elles aussi, partie d’un système de domination et d’exploitation de la classe ouvrière ? Dès lors nous ne voyons pas bien pourquoi nous combattrions pour introduire en France, avec ou sans révolution, le système russe du socialisme d’État, le système russe des assurances sociales. Au contraire, nous savons très bien pourquoi nous combattons tout espèce de fascisme et de socialisme d’État (le fascisme italien n’est-il pas aussi une forme avortée à la Bismarck du socialisme d’État ?), pourquoi nous combattons tout espèce d’assurances sociales et tout espèce de réformisme ! La tendance au socialisme d’État est le dernier sursaut de vitalité du capitalisme en proie au désordre économique et menacé par la révolution ; mais c’est un but qu’il ne peut pas même atteindre, au milieu de la catastrophe mondiale où l’a conduit son propre développement. Le dilemme posé par l’histoire mondiale où l’a conduit son propre développement. Le dilemme posé par l’histoire ne laisse pas de place pour le socialisme d’État. Il dit seulement : "Communisme ou barbarie ?". Au réformisme, qui croit aux progrès du capitalisme vers plus d’organisation, plus de progrès matériel et de bien-être, l’histoire de ces derniers vingt ans oppose le démenti le plus absolu. Dès lors le réformisme ne peut plus être une lutte de solidarité ouvrière pour le progrès général. Il n’est plus qu’une lutte hypocrite et fratricide pour accroître le bien-être du petit nombre par la misère et la mort de tous les autres … et encore cela même n’est-il plus possible, ou ne le sera plus demain. Alors le réformisme n’est plus qu’une aberration qui pousse l’ouvrier dans les bras du capitalisme assassin, au moment même où celui-ci n’est plus capable que de causer la perte de l’humanité sans se sauver lui-même. Il n’est plus que le geste instinctif de la brute léchant la main qui lui a donné longtemps la pâtée et les coups, et mordant au contraire celui qui le sauve. Quand s’ouvre la lutte finale, le réformisme n’a plus rien qui le distingue de la réaction la plus féroce, et il doit être abattu comme un chien enragé ! Tandis que tous les partis ouvriers et toutes les organisations syndicales utilisent le réformisme, l’encouragent ou en font leur raison d’être, nous, les ouvriers communistes, nous considérons comme un crime envers la révolution d’endormir la classe ouvrière dans le respect des lois, des parlements, des instances d’arbitrage, des conseils prud’hommes, des municipalités, des chambres syndicales et des coopératives. Et nous sommes contre tout espèce d’assurances sociales, avec ou sans versement ouvrier, avec ou sans "révolution", - parce que la classe ouvrière a pour tâche de liquider l’État par l’extension permanente de sa révolution de classe, et non pas de lui confier des tâches nouvelles. Notre but n’est pas la création d’une nouvelle bureaucratie, c’est-à-dire, en fait, d’une nouvelle bourgeoisie qui aurait en main, comme en Russie, tout ce qu’il faut pour dominer et exploiter l’ouvrier ou pour le faire crever de faim en lui retirant sa carte syndicale qui lui donne droit à toute chose dans la vie (y compris aux assurances). C’est de substituer à toute bureaucratie l’initiative et la conscience des masses, leur direction collective dans le domaine de la production et de la répartition — et dans tous les autres domaines. La solidarité ouvrière telle que nous l’entendons n’a rien à voir avec le jeu mécanique des assurances et des mutuelles, qui ne sont que des organes bureaucratiques fondés sur l’égoïsme individuel ou familial de chacun des membres. Et elle n’a pas besoin d’attendre la fin de la révolution pour se manifester. Déjà dans notre mouvement, face à l’État, face aux patrons, il existe un certain collectivisme pratique. Chacun de nous sait que chômeur, malade, emprisonné, expulsé, il pourra compter inébranlablement sur l’aide des autres. Une journée de travail par semaine, tel est le montant des cotisations de propagande et de solidarité dans les Groupes Ouvriers Communistes. Et la solidarité, s’il le faut, passe avant la propagande ! En plus de cela le chômeur prend place à la table commune sans payer sa part de frais de la cuisine, on lui assure un gîte chez l’un ou chez l’autre. Nul ne garde pour soi au-delà de ses besoins, nul ne songerait à abuser de la fraternité qui devient moralement indispensable dans la lutte contre un monde ennemi. Nos camarades de mouvement venus de l’étranger sont considérés comme des hôtes, et en retour nous comptons sur eux pour le cas ou tel ou tel d’entre nous devrait changer de pays. Toutefois, la solidarité individuelle, que nous ne refusons à aucun vrai révolutionnaire, fût-il notre adversaire de tendance, peut-elle suffire ? La solidarité du porte-monnaie et du pain quotidien, peut-elle suffire ? À ces deux questions nous répondons : Non. La solidarité révolutionnaire se démontre par l’action. C’est pourquoi chacun de nous, tout en proclamant clairement son opinion sur l’impossibilité de détruire séparément le système des assurances sociales, ou de l’amender au profit de la classe ouvrière, se considère comme un compagnon de lutte des 100 000 grévistes du Nord, et se déclare prêt à participer à toute action de solidarité en leur faveur.
À bas les assurances sociales !
Vive la révolution !

[1] La loi, qui augmente d’une façon insolite l’ingérence de l’État dans la soi-disant liberté du travail et qui crée un appareil de plusieurs dizaines de milliers de scribes, peut être considéré comme une rupture définitive de la bourgeoisie monopoliste avec les phrases surannées de l’économie libérale.
[2] On nous sert ici ce sophisme : les assurances sociales développeraient la solidarité dans la classe ouvrière. Belle solidarité dont la formule est : chacun pour soi et l’État pour tous !

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